mardi 6 novembre 2012

Quand nos ancêtres n'avaient pas de retraite ...


Cela fait finalement assez peu de temps que nous disposons d'une retraite à 60 et quelques années.

Jadis, il fallait se débrouiller et faire appel à la solidarité familiale ou corporatiste, voire au Roi si on pouvait prétendre à une pension.


Dans certains cas, les enfants versaient à leurs parents une rente viagère qui leur permettait de jouir de certains biens de leurs parents tout en assurant un revenu stable à ces derniers pour le reste de leur jours.

C'est ce qui est arrivé à Jean Dupuy, un ancêtre maître serrurier dont j'ai eu l'occasion de parler il y a quelques jours dans la chronique familiale consacrée à Marie Bost, son arrière-petite-fille.

1) Jean Dupuy - Maître serrurier

Jean Dupuy est né le 6 mai 1730 du mariage de Jean Dupuy, maître menuisier et d'Isabeau Mazelier, dans la paroisse de Champagne, en Périgord. Le 24 août 1756, il épouse Anne Bost, toujours à Champagne.

Durant toute sa vie, il va exercer le métier de serrurier, puis de maître serrurier, puis de maréchal.

Il habite à Champagne, en campagne, ce qui explique que l'on utilise souvent ses services. Pour l'anecdote, nous possédons encore de nos jours un buffet de cuisine lui ayant appartenu et sur lequel il avait réalisé toute la partie serrurerie. En particulier, les enjoliveurs des serrures sont finement sculptés et les clefs sont dites à chiffre, c'est-à-dire que l'extrémité qui entre dans la serrure est en forme de 2 pour l'une et de 5 pour les deux autres. Pourquoi ces chiffres ? Mystère. Toujours est-il que ce buffet, sans avoir de style particulier, est toujours parfaitement fonctionnel et les serrures ferment et ouvrent toujours très bien !

Une clef faite par Jean Dupuy

Il dispose d'une boutique, d'un atelier et d'une réserve dans laquelle sont stockés les barres de fer et le charbon de bois. Cette boutique lui appartient car il l'a acquise quelques années auparavant d'un certain Léonard Giboin.

Pour se faire une idée de ce qu'il pouvait réaliser, voici un ouvrage à lire et à relire de Louis Blanc : Le Fer forgé en France. La Régence Aurore, Apogée, Déclin. Oeuvres gravées des anciens maîtres serruriers, architectes, dessinateurs et graveurs réunies, et publiées par Louis Blanc, architecte diplômé du gouvernement

2) An IV, le temps de la retraite

En l'an IV de la République Française, alors que la France sort de la Terreur pour entrer dans l'ère plus stable du Directoire, Jean Dupuy a 65 ans ! C'est donc grand temps pour lui de prendre sa retraite surtout que le travail de la forge et de la serrurerie sont assez pénibles et il est clair qu'à son âge, il commence à avoir du mal.

De son mariage avec Anne Bost lui sont nés 5 enfants :
  • Elisabeth, le 21 juillet 1757
  • Léonard, le 15 janvier 1759
  • Valérie, le 12 juillet 1761
  • Gabriel, le 2 juillet 1764
  • Jean, le 21 mai 1769

Léonard mourra assez jeune, il ne restera donc au couple que 4 enfants qui arriveront à l'âge adulte. Les deux garçons Gabriel et Jean montrent très vite un intérêt pour les métiers de la force et deviennent rapidement les aides de leur père.
Ils gravissent un à un les différents échelons de la hiérarchie pour atteindre le titre de maître serrurier.

Et en l'an IV, ils ont respectivement 31 et 26 ans et ont envie et besoin de s'établir. Aussi, le souhait de leur père de s'arrêter leur offre-t-il une belle opportunité.

C'est la raison pour laquelle, le 11 nivôse de l'année (le 1er janvier 1796), ils établissent entre eux un contrat qui va d'une part permettre à leur père de vivre correctement sans avoir à travailler, et d'autre part leur permettre de s'établir.

3) La rente viagère, la retraite de nos ancêtres ...

Etant donné que Jean Dupuy père n'a pas de pension de la part du Roi ou d'un quelconque seigneur, que bien que maître serrurier, il ne dispose pas d'un support très efficace de sa corporation, il n'a pas d'autre choix que de travailler ou de trouver quelqu'un qui accepterait de lui acheter ses biens, moyennant le paiement d'une rente viagère.

Par ailleurs, depuis le 19 brumaire de l'an III (9 novembre 1794), Jean Dupuy père est veuf. Il est donc seul et trop âgé pour se remarier. D'ailleurs, cela n'aurait pas grand sens puisque ses quatre enfants sont tous mariés et ont tous une activité. Comme nous le dirions de nos jours, ils sont casés !

Le fait d'avoir 2 fils dans la profession est pour lui une excellente occasion, et c'est ainsi que le 11 nivôse an IV (1er janvier 1796), les deux frères se retrouvent devant maître Roy, notaire public à la Résidence de Champagne.

Le document qui en est resté est incroyablement détaillé et précis, quant aux raisons qui ont motivées les parties à contracter ensemble, mais également quant à la description des biens possédés par Jean Dupuy père.

L'introduction est explicite :
Par devant le notaire public au département de la Dordogne soussigné, en présence des témoins ci-après nommés.
Furent présents Gabriel et Jean Dupuy, frères germains, habitant tous les deux au village de Chez Teyrot, commune de Champagne.
Entre lesquelles parties ont été faites les accords et conventions qui suivent, savoir que comme Jean Dupuy dit Reymondun leur père est avancé en âge, hors d'état de pouvoir travailler ni d'avoir soin des affaires de son métier et profession, non plus que de celles de son ménage, lesdits Gabriel et Jean Dupuy se sont mutuellement et réciproquement promis de contribuer ensemble et d'un commun accord à faire tous les travaux de serrurerie et autres dont ils font le métier et profession, enfin d'avoir soin et faire aller la boutique de leur père, de savoir toutes les pratiques et d'avoir aussi soin de toutes les autres affaires du ménage.
On comprend bien la démarche.
A première vue toutefois, on pourrait penser que les deux frères poussent gentiment leur père dehors, mais il n'en est rien car ce passage de flambeau était déjà prévu depuis quelques années.
En effet, le 26 mars 1793, un acte prévoit déjà la cession du fonds de commerce du père à ses deux enfants.

Mais , récupérer les affaires du père, signifie également récupérer les dettes ! Avec notre vocable moderne, on parlerait de la cession des actifs mais aussi du passif !

(...) seront aussi communes entre eux ainsi que toutes les dettes qu'il [i.e. Gabriel Dupuy NDR] peut avoir payées jusqu'à ce jour aux différents créanciers de leur père commun, notamment une somme de quatre cent cinquante huit livres à Jean Beaudout, une somme de huit cents livres à Jean Simonnet, une somme de vingt quatre livres à un nommé Jean Depuyrateau de la commune de Roncenac, et généralement tout ce qu'il peut avoir payé à autres différents créanciers de leur dit père (...)

Le texte peut paraître obscur, mais en fait, il explique que Gabriel Dupuy a payé de ses propres deniers les dettes de son père, et dans la mesure où il va s'associer avec son frère, celui-ci devra participer à hauteur de la moitié des sommes remboursées aux créanciers.

En cherchant ici ou là sur internet l'équivalence entre les livres tournois de l'avant-Révolution et nos euros actuels, on trouve environ (bien qu'il ne semble exister aucune méthode fiable et sûre) 1 livre = 10 euros. Si on prend cette hypothèse, cela signifie que les dettes de Jean Dupuy père "rachetées" par son fils aîné étaient d'environ 13 000 €. Il serait intéressant de retrouver les livres de compte de la serrurerie pour voir le prix de ses prestations. On aurait ainsi une idée du poids que représentaient ces dettes par rapport à son chiffre d'affaires ..

Pour compléter ce point, dans un acte du 19 février 1808, Jean Dupuy fils qui est sur point d'épouser Marie Dauphine Raspingeas, sa troisième épouse, fait faire un inventaire de tout ce qu'il possède (cela fera l'objet d'un prochain article ...). On y retrouve le buffet dont je parlais plus haut :

(...) plus dans la même chambre , il s'est trouvé un buffet à deux portes et deux tiroirs de bois cerisier ferré et fermant de clef, sur lequel buffet est un vaisselier de même bois, le tout neuf et qui a été estimé par ledit expert à la somme de soixante dix francs (...)

Quand on connaît le prix des meubles actuels, on peut faire une règle de trois et estimer le montant des dettes dues par Jean Dupuy père à ses créanciers. A dires d'expert, on peut considérer que les dettes auraient permis d'acheter 18 buffets !

Pour ceux qui sont intéressés par ces sujets financiers, le site Histoire Passion propose quelques pistes.

Pour conclure, on peut donc dire que la solidarité familiale était très forte à l'époque de nos ancêtres, même s'ils avaient un bon sens des affaires et qu'ils ne perdaient jamais de vue leur intérêt ... Les fils de Jean Dupuy auraient en effet pu s'installer ailleurs ou attendre le décès de leur père, mais ils ont dû sentir (et cela transpire de l'acte ...) que leur père n'était plus aussi performant et que cela pouvait mener l'affaire familiale vers des problèmes.
Il était donc temps pour les deux frères de prendre les affaires en main, et en profiter pour offrir à leur père une retraite bien méritée. Retraite qui, pour l'histoire, durera une dizaine d'années car Jean Dupuy père s'éteindra le 3 août 1804 ...

Encore une fois, un simple acte notarié permet de rentrer plus avant dans la vie d'un de nos ancêtres. On y découvre leur façon de vivre et leur environnement. Pour peu que les lieux existent encore, une promenade en utilisant comme guide l'acte en question, nous permet, avec un peu d'imagination, de plonger dans le passé.

Et vous, avez-vous trouvé des actes décrivant les lieux de vie de vos ancêtres ?

Pour aller plus loin : 

           

3 commentaires:

  1. Bonsoir Olivier, encore une sympathique histoire que vous nous contez là. Avec en prime, le buffet qui traverse les âges...

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  2. Bonsoir,
    Avoir préservé le buffet de son ancêtre, bel exploit !! Il a une valeur inestimable ...

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    1. Bonsoir,

      Oui, d'autant qu'il a traversé 2 siècles sans aucun dommage ! Ce qui démontre qu'à l'époque les choses étaient faites pour durer ... Nous avons quelques souvenirs de famille auxquels nous sommes très attachés. Le plus émouvant est sans doute une robe de baptême qui avait été faite pour la grand-mère maternelle de ma grand-mère maternelle et qui servi sans exception pour tous les baptêmes de la famille depuis cette aïeule ! Elle est finement brodée et est gardée précieusement par ma grand-mère qui ne la ressort qu'aux baptêmes ...

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